Texte

JE VOIS DES SIGNES PARTOUT ET J’EN ATTENDS QUI NE VIENNENT DE NULLE PART 1

 

DANS LES BOÎTES AUX LETTRES

Comme un avion en papier privé de l’assurance d’un retour à son envoyeur.se, les lettres regroupées dans Accusé de réception 2 s’offrent au monde sans la conviction que parvienne un jour à l’oreille de Romane Riquier un écho de leurs destinataires. Écrites à l’attention d’inconnus.es tiré.e.s au hasard d’un examen de l’annuaire, elles s’infiltrent dans les boîtes aux lettres et cohabitent avec les catalogues de soldes et les factures d’électricité. S’affranchissant du titre d’indésirables, les courriers rassemblés en un véritable recueil poétique participent d’une invitation lancée par l’artiste à qui voudra bien se prêter au jeu de cette correspondance singulière.

Si la pratique éditoriale de Romane Riquier interroge la nature des relations humaines, c’est aussi au moyen de la photographie et de la vidéo qu’elle questionne les représentations individuelles et collectives, produits des interactions sociales. À l’instar d’une ethnologue ou d’une journaliste, l’artiste s’attache à documenter le quotidien des autres et à faire collection de récits multiples, comme autant de projections intimes qui refuseraient de laisser place à l’artifice. Alors que Des histoires des couples 3 enregistre les conversations d’hommes et de femmes narrant les épisodes de leur vie amoureuse avec une tendresse qui annule la distance presque théâtrale instaurée par la caméra, DRAG LOVE xoxo 4 capture à travers elle les gestes ritualisés de drag queens et drag kings à l’heure de remodeler le genre et de revêtir une extension de sa propre identité. Mais là où l’ethnologie et le journalisme ne se risquent que très peu au-delà des frontières de la neutralité, il souffle dans l’œuvre de Romane Riquier un vent de revendication qui provoque les mots et magnifie les actes, l’artiste s’effaçant derrière son objectif pour mieux donner la parole à celleux qui lui font face. Et quand l’ombre d’un doute plane sur l’authenticité des témoignages réunis – a-t-on affaire à de réels sujets ou aux acteur.rice.s d’une mise en scène conçue par l’artiste ? –, ceux-ci nous rappellent bien vite qu’il s’agit avant tout de démêler ensemble les nœuds de la condition humaine.

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1. Romane Riquier, Je vois des signes partout et j’en attends qui ne viennent de nulle part, 2022, installation, 150 x 285 cm.
2. Romane Riquier, Accusé de réception, 2018, édition, 11 x 15 cm.
3. Romane Riquier, Des histoires des couples, 2018-2019, vidéo, 24’23’’.
4. DRAG LOVE xoxo est une exposition personnelle qui s’est tenue à l’Atelier Onze Box de Lille en octobre 2022. Celle-ci a donné lieu à un workshop à l’occasion duquel sept photographies numériques et deux installations vidéo de l’artiste étaient présentées aux côtés de performances pensées conjointement avec des artistes drag.

 

SUR LES MURS

Au volant de La condition artistique #1 5, Romane Riquier sillonne les Hauts-de- France, animée par un constat inscrit à même le flanc de l’utilitaire : « Ce camion semble aller bien plus vite que ma carrière artistique ». Et entreposée dans son coffre une accumulation métaphorique de problématiques qui continuent de s’imposer aux jeunes artistes au sortir de l’école – les outils, le réseau, l’argent. En mouvement ou à l’arrêt mais toujours avec dérision, cette installation nomade et sa lourde charge sont à l’image d’une situation qui semble elle-aussi n’avoir que trop durée, véhiculant une réalité bien éloignée de celle que peut se figurer le grand public.

Guidée par ses excursions solidaires, Romane Riquier fait état de sa propre condition au cœur d’une société dont elle s’évertue à traduire les maux. Elle déploie ainsi toute une esthétique de l’introspection, engageant une relecture à la fois poétique et contestataire du statut d’artiste. Avec sa Liste non-exhaustive de maisons parentales d’étudiants en écoles d’Art 6, elle expose une vision du foyer de l’artiste dont le banal et l’ordinaire viennent supplanter toute tentative d’idéalisation : ici une chambre se laisse gagner par le kitsch d’un papier peint et de draps fleuris ; là les fragments d’unmusée domestique s’entassent avec harmonie sur les murs d’un salon, tandis que d’autres attendent toujours d’être peints par leurs propriétaires. Romane Riquier s’amuse de ces disparités – des cartons loin d’être vides à la piscine bien remplie, du désordre passager à l’ordre établi –, car en l’absence d’un titre indicateur on ne saurait dire si ces habitations ont bel et bien été côtoyées par des étudiant.e.s en écoles d’art. Observatrice mais aussi actrice, elle détourne les protocoles en mettant en place un jeu auquel le public est d’ores et déjà invité à prend part : pour un bon Starter Pack 7, prière de se munir d’une carte de visite « Touche-à-tout spécialistes de rien » et d’un crayon « Job non alimentaire ». Si l’ironie est d’usage dans son œuvre, son emploi n’en reste pas moins une volonté de souligner la légitimité du geste artistique au sein du corps social.

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5. Romane Riquier, La condition artistique #1, 2020, installation, 295 x 70 cm.
6. Romane Riquier, Liste non-exhaustive de maisons parentales d’étudiants en écoles d’Art, 2016-2017, série de sept photographies numériques, 66,7 x 97 cm.
7. Antoine Caclin, Romane Riquier, Starter Pack, 2021, installation constituée de 500 cartes de visite (8,5 x 5,5 cm) et de 500 crayons (19 x 0,7 cm).

 

SOUS LES TOITS

Dans les boîtes aux lettres et jusque sous les toits, l’œuvre de Romane Riquier provoque la rencontre de l’individu et du collectif, traçant les contours d’un système unificateur où chacun.e aurait un rôle à jouer. À la question Comment devenir un artiste célèbre ? 8, se référer à la page 29 pour y lire la réponse d’Alain ou à la page 37 pour celle de Mariana. Telle une bible du.de la parfait.e artiste que les conseils d’un gérant d’une société de domaine médical ou d’une étudiante en architecture viennent éclairer, l’ouvrage énumère les étapes d’un protocole jugé infaillible :
« Créer, montrer, se montrer, se vendre, aimer ce que l’on fait et le faire aimer ». Mais si l’on s’accorde ici à penser que ce cheminement est à la portée de tous.tes, quand est-il de la voie que choisissent – ou non – d’emprunter les lecteur.rice.s ?

En entrant dans la maison des grand-parents de Paul9, on y trouve son grand-père qui tente de lui enseigner les rudiments de la peinture tandis que sa grand-mère vante les mérites esthétiques de ses installations enfantines à son oncle. Entrel’intimité et la distance qui s’éprouvent, le malaise et l’attendrissement qui s’installent, nous demeurons témoins de l’éducation du petit garçon sans vraiment savoir s’il fera un jour de l’art sa vocation. Par les images mais aussi par les mots, Romane Riquier nous incite à déconstruire notre regard sur le monde et les communautés qui le façonnent, à « [a]ssumer […] que c’est dans l’infra-ordinaire, littéralement sous nos yeux, que se jouent des dimensions cruciales de ce que l’on appelle avec beaucoup trop de pompe la société, ou plutôt le social, et notre histoire » 10. Pareille aux murs qui tiennent ensemble les étages d’un immeuble, l’écriture se veut le liant d’une pratique qui use des mots pour mettre en œuvre ou mettre en garde. Dans ses Pools of sorrow, waves of joy 11, les ruines romantiques d’anciens bureaux deviennent le théâtre de l’intimité dévoilée de ses occupant.e.s, les parois éventrées projetant sur la rue des motifs autrefois cachés par les rideaux des fenêtres. Il y a là un basculement d’un avant vers un après que l’artiste prend soin de retranscrire sur des morceaux de carrelage intacts, laissant la liberté à quiconque de les emporter afin de perpétuer le souvenir d’un édifice dont il manque encore le toit.

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8. Romane Riquier, Comment devenir un artiste célèbre ?, 2016, édition, 29,7 x 42 cm.
9. Romane Riquier, Paul, 2018, vidéo, 12’08’’.
10. Jérôme Denis, David Pontille, « La fabrique scripturale du monde », échappées, n°1, 2012, p. 50.
11. Pools of sorrow, waves of joy est une exposition personnelle qui a investi les décombres d’anciens bureaux à Lens du 3 juin 2021 jusqu’à leur rénovation.

 

Un texte de Manon Laverdure